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01.11.2009

À propos de ce que fait la poésie

Aux hommes qui découvrent le monde en cherchant une rime.

(I. Svevo)

Ainsi, au fil de cette « crise de mots » – que j’ai évoquée dans l’essai précédent – cherchant à l’aveugle par delà ce qui m’était apparu amèrement comme des leurres de mots, des fallaces, des constructions factices et abusives, cherchant une substance de langage élémentaire – j’aurais presque dit matérielle – sur laquelle je pusse faire fond, dans laquelle je pusse, en un sens, me reconnaître pour me reconstituer comme être parlant, j’avais trouvé la poésie – retrouvé, reconnu.

Mais ce que j’ai constaté alors, et que je n’ai cessé de constater depuis, c’est que la pratique de l’art appelé poésie, qui ne consiste en rien d’autre qu’en l’ouvrage du langage sur lui-même pour redécouvrir, réhabiter ce qu’il est au plus profond, que cette pratique, donc, loin d’être admise dans le cercle de la conversation commune par laquelle les hommes s’entretiennent entre eux de leur vie tant privée que publique, en est rigoureusement exclue. Les mots même par lesquels je croyais me prouver à moi-même que j’avais réappris à parler s’avéraient comme inaudibles. Et il est flagrant qu’aujourd’hui tout propos qui s’expose à être qualifié de poétique produit dans cet entretien courant des membres de la société non pas même un silence, ou un couac, mais un blanc, un espace d’insignifiance par dessus lequel coule, sans en rien ressentir, le flot des propos réputés sensés, c’est-à-dire utiles.

Il n’en a pas toujours été ainsi. Depuis des temps immémoriaux et jusqu’au XIXème siècle peut-être, la société réservait une place à un artisan du verbe, chargé de confectionner – on a dit parfois trouver – sur un mode particulier, le vers, des paroles capables d’évoquer à l’esprit de tous les moments troubles, plus ou moins vertigineux, de l’expérience commune : l’amour, la douleur, l’élan mystique, l’appréhension de la mort, la gloire…

Aujourd’hui, des sociétés qui se qualifient elles-mêmes de développées, la poésie n’a évidemment pas disparu. Évidemment, puisque aucun jugement social ou culturel ne saurait la réduire à une particularité historiquement ou sociologiquement localisée du langage : elle en est l’essence même. Simplement, elle se trouve désœuvrée, confinée dans un recoin du zoo culturel, où quelques individus qui, comme moi, considèrent l’exercice de la poésie comme vital, élaborent des écrits destinés presque immédiatement au pilon – ignorée, déniée, comme si sa voix ne pouvait plus être captée par une oreille humaine normale – alors même qu’elle agit dans tant de propos crus rigoureusement prosaïques.

Cette méconnaissance, et au besoin dénégation, de la poésie trahit l’injonction qui nous est faite d’enfermer très étroitement le langage dans une fonction instrumentale – le langage, donc nous-mêmes – et d’arrêter notre pensée à la matérialité des faits supposés établis, afin de nous aveugler sur l’illimité de nous-mêmes comme du monde (j’y reviendrai dans un chapitre ultérieur).

Mais en cela cette méconnaissance aussi révèle négativement quelque chose de ce qu’est la poésie, ou du moins de ce qu’elle fait – quelque chose qui se fait jour au travers d’une « crise de mots » comme celle que j’ai relatée au chapitre précédent, c’est-à-dire d’une sorte d’état critique de l’être intime. Non pas crise mystique, évidemment, ou illumination métaphysique : cet état s’avère critique en ceci qu’il fait entendre avec une netteté qui suspend momentanément le cours des pensées, la note singulière de l’ici et maintenant, – singulière au sein de l’ensemble en quelque sorte musical de tant d’autres moments et lieux possibles. État critique, donc, qui n’est pas à proprement parler la poésie mais qui ouvre dans ce que le quotidien a de plus concret et de plus familier, le moment de la poésie : ce moment où, dans le surgissement de quelques mots, affleure une forme et où s’affirme le langage articulé comme cet aspect du monde qui nous comporte, ou comme le truchement grâce auquel nous comprenons, nous savons que le monde nous comporte.

Mais ce savoir ne nous laisse pas inertes, il nous émeut, il est « cette émotion appelée poésie » dont parle si exactement Reverdy. Nous émeut, nous meut hors, hors de notre subjectivité obtuse et opaque et nous verse dans ce qui de nous, en nous, nous excède infiniment : ce qui est langage.

Ainsi puis-je, suivant le fil de quelques mots, reparcourir, pour ainsi dire, par le souvenir, une telle émotion, qui m’avait surpris un jour, il y a bien longtemps, au bord de la mer.

Autrefois, j’aimais rester des heures au bord de la mer à contempler le mouvement des vagues – à présent, l’âge a fait de moi un impatient, vite lassé. Qu’est-ce qui me captivait, me séduisait ainsi. Je pense évidemment aux vers de Baudelaire :

Homme libre, toujours tu chériras la mer!

La mer est ton miroir, tu contemples ton âme

Dans le déroulement infini de sa lame…

… oui, c’est cette liberté, dont la mer me donnait l’image, et bien davantage : l’exemple, l’inspiration – cette rupture des limites et des astreintes mentales et physiques – l’ouverture, en somme, d’un état critique.

C’était à Monterosso-al-mare, dans les Cinque Terre, entre Gênes et La Spezia. Je me revois assis sur un rocher, contemplant insatiablement la mer, au-dessous de moi, face à moi, lourdement agitée, vivante. Et je sens à nouveau poindre comme une saveur, la sourde désolation dont je me laissais envahir, et se former les quelques mots par lesquels à un moment elle s’est dite : « Ah, peser, seulement peser, comme ce rocher, ou comme la mer agitée par le vent, par ses courants profonds, la mer qui ne refait jamais deux fois le même geste. » Oui, j’enviais la mer, moi qui me raidissais dans ma posture gauche, et je sentais les muscles de mes jambes vibrer à force de tension, comme menacé par ma propre pesanteur de glisser à bas de ce rocher… Mais – j’étais alors très amoureux – ce qui m’attristait surtout, me comparant à la mer, « qui ne refait jamais deux fois le même geste », c’était l’opiniâtre résistance de mon être à épouser les impulsions fluctuantes de mes désirs et de ceux de mon amie, c’était cette sorte d’astreinte à persévérer dans ma mesquine, factice identité, à me répéter pour subsister, plutôt que de me laisser renouveler constamment, suivant l’ordre, le cours des choses – alors même que la répétition m’y assujettissait inexorablement, à cet ordre des choses, n’étant que l’engrenage vers la mort.

Ces mots qui m’étaient alors venus aux lèvres comme une émanation directe – une « expression » – de ma tristesse, lui offraient en réalité une issue : ils étaient portés par « cette émotion appelée poésie ». Dans la phrase cité plus haut, un mot éclaire cette émotion et, pour ainsi dire, la meut : le mot geste. Ce mot nous compare, la mer et moi, nous nous rencontrons en ce mot – et tout l’émotion que retrace le bref poème ( ou plutôt ébauche de poème) de cet instant tient dans cette rencontre, dans la découverte que la mer et moi nous pouvons nous rencontrer et nous comparer, que nous appartenons donc bien au même monde, si navrante que soit pour moi la comparaison de mes gestes avec ceux de la mer.

Mais que cette rencontre soit possible (possible sur ce mode-là, symbolique) met en évidence une qualité de ce monde qui ferait la joie, et l’espoir, de l’espèce humaine si seulement elle osait s’en aviser, c’est qu’il n’est pas là déjà, qu’il n’est pas réalité réalisée, passé, pour ainsi dire, dans son présent même, mais événement : il a lieu, constamment il a lieu, il se produit. Il commence, et dans ce perpétuel commencement, il nous inclut, nous comporte : « cette émotion appelée poésie » nous l’apprend. Davantage : elle nous somme de participer à ce commencement. En ce sens, le moment de la poésie m’apparaît aussi comme celui d’une épreuve de vérité : en sommes-nous, de cet événement, de ce commencement ? Sommes-nous prêts à nous élancer dans le cours vertigineux des choses ? Moment de vérité, moment de la liberté, au sens que Hannah Arendt donnait à ce mot : la faculté de commencer.

C’est à cette question que j’entends Leopardi répondre dans son bref et magnifique poème, L’Infinito :

Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
E questa siepe, che da tanta parte
Dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
Spazi di là da quella, e sovrumani
Silenzi, e profondissima quiete
Io nel pensier mi fingo ; ove per poco
Il cor non si spaura. E come il vento
Odo stormir tra queste piante, io quel
Infinito silenzio a questa voce
Vo comparando : e mi sovvien l’eterno,
E le morte stagioni, e la presente
E viva, e il suon di lei. Così tra questa
Immensità s’annega il pensier mio :
E il naufragar m’è dolce il questo mare.

Réponse explicite, assurément, dans le récit, qu’on pourrait dire la prose du poème, et qui, posant les mots comme des pas, semble pressé d’effectuer le parcours d’un sens manifeste, comme on parle du contenu manifeste d’un rêve. Mais ici, le sens ne saurait se confiner dans ce que Mallarmé qualifie de « fonction de numéraire facile et représentatif » des mots. Ce qui est ici poésie, ce que fait ce poème c’est d’accomplir ce sens : il fait ce qu’il dit. Le sens irradie hors des mots jusqu’à perdre la note sèche de chacun d’entre eux dans un vocable infini – « un mot total, incantatoire, » « avant tout rêve et chant, » musique « en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout » (Mallarmé, encore). Musique, oui, lorsque la sonorité des mots, leur dessin, leur accentuation, la gestuelle de la phrase, le flux, pareil à celui de la vie, rythmé et cursif, presque liquide parfois, de l’hendécasyllabe de Leopardi, ne font plus qu’un avec le miroitement d’images composant comme un arrière-pays à chaque mot, avec la scène où se produit la rencontre de chaque mot avec tous les autres.

Ainsi, « E il naufragar m’è dolce in questo mare » dit et, à la fois, accomplit la disparition – l’ « annegarsi » – du moi local, contingent, accidentel, dans le langage, qui est, en effet, l’infini de l’étendue et du temps confondus que Leopardi voit en esprit se déployer devant lui. Comme si se laissait entendre, de la foulée d’un mot à l’autre, ce que l’enjambée, l’enjambement de l’espace, l’ellipse a passé sous silence : l’inépuisable des qualités du monde. Mandelstam : « Ce n’est pas moi qui dis ce que je dis là, ce sont des mots extraits de la terre comme des grains d’un froment pétrifié. » La mémoire de ce monde, en somme : ce moment de la poésie est celui par lequel la mémoire intime se déverse et se fond dans l’océan de mémoire de la langue.

« Ce n’est pas moi qui dis ce que je dis là… » – « Ce n’est pas moi qui vois ce que je vois là », semble confier Leopardi, c’est le poème, c’est le langage même.

Voir le monde, voir les choses qui m’entourent comme si je n’étais pas là : j’ai parfois osé tenter, moi aussi, cette épreuve paradoxale – et ces tentatives m’auront du moins fait pressentir où se trouve l’issue : au prix d’une sorte d’acrobatie psychique, ou d’ascèse, ou de métamorphose…, éteindre ma présence indiscrète qui se mêle à chaque chose d’ici et l’altère et, pour ainsi dire, ne maintenir de moi en vie, actif, que ce qui est langage et qui est liaison ou affinité, au sens chimique, avec ici – et virtuellement tout l’ailleurs. Alors, une même substance de mots établit une homogénéité entre moi et ce que je perçois – entre la première personne de Ponge, par exemple, et la chose dont il a pris le parti et qu’il scrute, qu’il surprend, comme s’il n’était pas là.

Mais n’est-ce pas là ce que fait, non seulement la poésie, mais la prose, aussi bien, et tout art, sans doute : peinture, sculpture, musique… Écrire – ou peindre, ou composer une musique… -, contrairement à une idée reçue, ce n’est pas se regarder dans un miroir (et, éventuellement, regarder, à travers soi, le monde), c’est se regarder de l’extérieur, de ce dehors qu’est en nous le langage, ou plus généralement la forme qui, écrit Reverdy « est l’état de la matière dans lequel celle-ci devient intelligible et sensible à l’esprit. »

Comme si ce n’était pas moi qui me regardais, donc, ou plutôt comme, si, ayant franchi le seuil de la porte-fenêtre et m’étant avancé sur le balcon à la rencontre de la brise, des branches fleuries du cerisier de la cour et, par dessus le faîte des toits, de tout ce que je sais qui comble l’espace jusqu’à l’horizon, – comme si je me retournais et envisageais du dehors l’intérieur du séjour, où je suis en train de poser sur la table une cruche pleine d’eau claire, où je suis en train de réaliser, pour ainsi dire, dans un éclair d’inattention, que l’eau claire est là, à la fois dans mon regard et dans la cruche, épousant le creux de son galbe, contenue par la dure terre cuite émaillée de bleu, et que sa pesanteur est là, dans mon poing serré sur l’anse et dans mon poignet et aussi dans mon oreille, qui reçoit le tintement sec et grave du fond de la cruche heurtant le bois de la table, dont le plateau de noyer brun s’étend à mi-hauteur dans l’air clair, l’air qui moule toutes les formes éparses dans la pièce, avec quelle fidélité, quel tact !, et les sertit dans l’ample lumière croulée du jour immense par la fenêtre, et laisse chanter chaque couleur pour elle-même et pour mes yeux, qui sont couleur aussi, et chantent… – si bien que tout ce qui existe dans cette pièce et moi aussi, nous surgissons, unis et distincts comme les voix d’un chœur nombreux – qui chanterait quoi ? Un oui profondément senti, acquiescement joyeux à l’ordre de la réalité, à sa nécessité incontestable ? Un oui qui dit plus que cela, que cet acquiescement : un élan vers cette réalité, une exaltation de chaque chose – ou forme, ou couleur, ou moi… – à être ce qu’elle est.

Un oui qui donne la note fondamentale, la particule élémentaire de sens de la parole qui se forme ainsi au-delà de ma face, en porte-à-faux, en encorbellement, parmi les souffles de l’air et le foisonnement des apparences, – cette parole qui est sortie, qui est aventure hors de moi et de mon présent, si bien que ce moi qui parle ainsi du dehors n’est plus celui qui, dans ce séjour, vit et mourra.

Qu’en est-il de la prose, du moins de la plus prosaïque, celle du récit ou celle du discours – celle, par exemple, qui s’efforce d’exposer tout ceci ? La prose a un propos, chaque prose a son propos et s’y tient. Ses mots, elle ne les expose pas au risque de se laisser emporter par un courant d’air vers une « immensità » ou de « sovrumani silenzi ». Les images, qui sont les matrices de presque tous les mots et qui les hantent, de façon parfois très lointaine mais perceptible, comme un arrière-plan ou un trouble, la prose les gomme ou les cerne rigoureusement pour qu’elles n’estompent pas la signification, ce « numéraire facile et représentatif …» Ce oui musical, polyphonique, que le langage dit au monde, elle ne veut pas l’entendre et, moins encore, le laisser entendre. Surtout, la prose, c’est le sens même du mot, elle va, elle avance, elle passe, d’un point à l’autre de la pensée, une charge de sens, qu’elle livre à bon port. La poésie, elle, sur l’élan de cette « émotion » dont parle Reverdy, plonge et sombre dans les « interminati spazi » et « sovrumani silenzi » et « profondissima quiete » ; elle ne vient pas à bout de la traversée de cette « mer » ; elle demeure ici et maintenant, d’où elle s’est élancée, mais elle a capté, de cette « immensità » un éclat qui en restitue tout le spectre.

Rechercher le vrai, reconnaître – au double sens du mot – le réel relève du propre de chacun, notamment en tant qu’être parlant, relève donc du faire de la poésie. Or n’est-ce pas une idée reçue que le seul mot de poésie doive s’entendre comme un déni du réel ? A la différence du fantasme, du délire, ou de productions intellectuelles comme le discours religieux ou le discours politique, la poésie n’entre pas en conflit avec le réel, elle ne s’y heurte pas comme à une butée, une douloureuse limite de la perception, de la pensée ou de l’affect. Au contraire elle va à sa rencontre, comme je le disais plus haut, elle est élan vers la réalité, qui ne se manifeste pas à elle comme un principe, une règle qui lui serait extérieure, mais comme le point de fuite de sa propre démarche. Elle ouvre et découvre la réalité en une enfilade de fenêtres battantes. Car, encore une fois, la poésie ne nous donne pas, et moins encore ne nous impose, le réel comme fait, comme passé ; elle nous le propose comme advenir, nous invite à participer à son événement.

Quelle est alors la teneur de ce faire que nous comprenons dans le mot même de poésie ? L’esprit du temps, et son discours qui s’apparente de plus en plus souvent à de la réclame, applique volontiers à la poésie, comme s’il lui était particulièrement approprié, le mot à la fois emphatique et galvaudé, de création. S’il est vrai, comme j’ai tenté de le dire, qu’elle entretient avec le monde une relation de participation, sur un mode qui affirme la compatibilité et même la continuité du symbolique et du réel, en tant que forme, c’est-à-dire, « cet état de la matière dans lequel celle-ci devient intelligible et sensible à l’esprit », on ne saurait l’accabler de ce mot de création, qui ressortit au mythe de la Genèse. Dérisoire hyperbole. Ici se trahit l’aveuglement de l’époque sur ce qu’il en est de la poésie comme de la réalité. La poésie ne crée rien, elle manifeste : en ce sens, elle agit, elle travaille, ou plutôt, elle œuvre. Elle œuvre comme et, à la fois, dans la mémoire et le langage, en ce moment où mémoire intime et langage se rencontrent et se fécondent mutuellement. Elle œuvre, pour parler comme la géologie, par accumulation de matériaux, qui se sédimentent et se métamorphisent, c’est-à-dire changent de nature physique et chimique par simple contact mais aussi sous l’effet des formidables pressions qu’exerce l’accumulation même du vivre dans la mémoire. C’est ainsi qu’elle en vient à mettre au jour des mots « extraits de la terre comme des grains d’un froment pétrifié. » Si bien que – pour emprunter à Pavese une phrase très simple qui résume, au fond, tout mon propos – , « S’il nous prend un frisson de joie à rencontrer, accouplés avec bonheur, un adjectif et un substantif que l’on n’avait jamais vus ensemble, ce n’est pas étonnement devant l’élégance de la chose, la puissance d’invention ou l’habileté du poète, mais émerveillement devant une nouvelle réalité mise au jour. »

* * * * *

Note sur poésie et révolution, le travail d’un souvenir d’enfance

L’enfant écoute les paroles de son père – les mots submergent son esprit, comme une lumière, comme une brûlure, ils y demeureront, ils y chemineront toujours. Le père raconte les combats qu’il vient de mener avec ses camarades dans la montagne, les trois jours et trois nuits de retraite par les hautes crêtes pour échapper aux troupes allemandes, la fraternisation avec les partisans italiens… Par la fenêtre étroite de la ferme abandonnée où la famille a trouvé refuge, l’enfant suit des yeux le récit de son père sur la crête de l’ubac, de l’autre côté de la vallée – et quelques mots, prononcés par le père, des mots vastes et vagues, mais sans emphase – liberté, révolution, camarades, guerre à la guerre… – resplendissent dans son esprit de dix ans avec l’éclat aveuglant de l’azur du sud contre la roche grise de la crête.

C’est ce jour-là, où mon père était reparu au petit matin après des semaines d’absence angoissante, c’est dans l’éblouissement des nouvelles fabuleuses qu’il apportait que des vocables tels que révolution sont devenus dans mon esprit poésie. Car aux mots de ces récits la voix de mon père conférait une puissance quasi incantatoire – cette voix sourde, presque murmurante, ses phrases simples et sobres, ses intonations à peine marquées, qu’elles aient trahi la tristesse ou le rire – cette voix du père dont chaque inflexion faisait jaillir en moi l’admiration et l’amour que je lui portais alors. Si bien que dans mon esprit, ces récits terre à terre, grevés de la tristesse sans fond et de la fatigue insurmontable de la guerre, se déployaient avec la démesure du mythe, de l’épopée, frappés du même sceau d’authenticité que les mots d’un poème, que ces images qui font vaciller nos sens au bord de l’immensité du monde. Un poème et peut-être même une musique. Si je fermais les yeux et me laissais envahir par le retentissement de ces paroles, je parvenais à m’imaginer de retour à la maison, caché sous les pans de l’ample tapis qui recouvrait la table de la salle à manger, pour écouter mon père jouer Bach au piano. Oui : ses récits frappaient ma fantaisie avec la puissance d’évocation d’une fugue de Bach : pour ainsi dire, absolue parce que sans contenu.

Sans contenu : le mot de révolution n’en avait assurément pas, alors, bien moins que le mot de liberté, auquel amitié, évoquant cette étroite franchise, à dix ans, des relations choisies, prêtait un peu de chair, et moins même que poésie, sinon cette splendeur éblouissante. Et je me suis dit, depuis, ayant un peu lu l’histoire et réfléchi, qu’un tel lien entre ces mots – poésie et révolution – n’avait pu se nouer que dans l’éblouissement, c’est-à-dire l’aveuglement. Si bien, ai-je pu constater avec un sourire, que dans l’expérience de mes dix ans se reflétait, pour ainsi dire, toute une traînée d’histoire. Un sourire amer, cependant, car ce que l’histoire me racontait c’était une aventure triste et banale : le mariage d’amour entre les poètes de l’Europe entière et la Révolution de 1789, bien vite tranché par la guillotine, renoué, réchauffé par le romantisme quarantuitard, recélébré parfois avec sincérité, mais souvent aussi avec une emphase de mauvais aloi et ressassé comme un poncif, pour, finalement, sombrer dans l’imposture.

Il est vrai que ces deux mots évoquent des moments de notre vie – celui de l’expérience intime de notre appartenance au monde par le langage et celui de notre inscription par l’histoire dans le social et le politique – qui semblent quasiment nous scinder en deux, si bien qu’il paraîtrait plausible qu’on ne puisse les conjoindre que dans le flou du poncif ou par la violence du paradoxe ou de l’imposture. Et bien souvent, lorsque le mot révolution a prétendu fraterniser avec le mot poésie, c’était pour le « mettre à son service » et rappeler la poésie à l’ordre de la fonction instrumentale du langage – au moment même où la révolution, en son lendemain cauchemardesque, s’acharnait à transformer toute la société en instrument d’une prise de pouvoir. Ainsi, en juin 1848, Lamartine haranguant depuis le balcon de l’Hôtel de Ville les ouvriers parisiens insurgés proclamait : « Nous allons faire ensemble la plus sublime des poésies », c’est-à-dire la révolution républicaine et bourgeoise, arrêtée, figée en un État. Plus crûment, au XXème siècle, le mouvement surréaliste, qui se voulait la poésie même, s’est mis spontanément « au service de la révolution. » Il est vrai que dans le moment initial, sincère – et naïf – de cette démarche, il la pensait encore dans la filiation du « romantisme révolutionnaire », qui associait le poète et l’insurgé dans une même protestation indignée contre l’ordre bourgeois et philistin. Mais bien vite, ce « service » offert à la révolution s’est dégradé en une subordination utilitaire, poussée par certains jusqu’au cynisme de la propagande. L’association entre les deux mots se dénonce alors comme imposture : imposture que de couvrir du mot poésie la complicité active avec les manœuvres sournoises et brutales d’un groupe d’hommes pour s’emparer de l’État en utilisant et même en exploitant dans le langage ses pouvoirs de séduction fallacieuse, de distorsion et dissimulation de la réalité.

Après avoir été ainsi souillée par cette « mise au service » du stalinisme, la poésie s’est, depuis, ostensiblement gardée de toute fréquentation avec la révolution. Ce que ces deux mots ont en commun, à présent, c’est de n’avoir plus cours. La pudibonderie de l’époque les a relégués dans l’enfer de la langue – et dans le vocabulaire du marketing, qui, à son tour les a « mis à son service. » Aussi n’est-ce plus que dans mon for intérieur que je rencontre ces deux mots, ou plutôt dans les limbes de la mémoire où l’aura de la parole paternelle rend possible et même fécond leur rapprochement : fécond en ce qu’il enfante d’autres mots, tels que liberté, solidarité, amitié, vérité…, eux aussi usés jusqu’à la corde et abusés par l’histoire et qui, pourtant, restent en moi une claire source d’émotion. C’est ainsi que, toute ma vie, au-delà de ce que la raison et l’histoire et l’amertume de l’expérience m’auront inculqué, les concepts arides ou écrasants de société, de peuple, de prolétariat, ne m’auront parlé en langage humain que dans des moments de surgissement où, parés d’une jeunesse vierge, je pouvais les traduire par l’un de ces mots.

Autrefois, déjà, lorsque mon imagination, transportée par les récits de mon père, projetait sur la crête de l’ubac irradiée d’azur l’image surexposée de la petite troupe des partisans, leurs actes – leurs exploits – accomplissaient à mes yeux, sur un mode magnifié par leur force et leur savoir faire d’adulte et par la gravité des enjeux de vie et de mort, l’idéal de vie que nos jeux d’enfants simulaient passionnément à une échelle dérisoire, ce que nous appelions déjà la vraie vie. Ce qu’il y avait là de vrai, c’était, – une fois déjoués ou refusés les leurres, les masques, les assujettissements imposés par l’ordre établi, lui-même frappé de facticité, – c’était l’accomplissement d’une authenticité – de nos désirs, de nos idéaux, de nos amours, de nos potentialités rêvées infinies.

Aujourd’hui encore, poésie et révolution ont conservé sur moi, comme une emprise délicieuse, leur pouvoir d’exaltation. Et si je prononce ensemble ces deux mots, si éloignés qu’ils soient dans ma raison, comme l’intime l’est du social et du politique, je ressens au foyer de leur puissance expressive le même mouvement de renversement – d’un ordre de l’existant, convenu, établi, imposé… – de basculement et de rupture d’un glacis fallacieux et oppressant – et oppressif comme le mensonge répétitif de la dictature (mot que Blanchot traduisait par « répétition impérieuse ») – et cette rupture seule donnerait accès à la réalité, à la vérité, seule ouvrirait chacun à sa vérité… « Parole de rupture », écrivait André du Bouchet à propos de mai 1968, par l’énergie de laquelle liberté et vérité, sans se confondre, s’éclairent en miroir. Ce que la tauromachie qualifie de « moment de la liberté », pour le matador, c’est ce moment de vérité où il s’avère tel qu’il est profondément, capable ou non de trouver en lui-même le courage, l’audace, l’habileté, l’élégance que l’extrême danger requiert, c’est-à-dire le moment où il se choisit tel. Liberté extrême, exquise, parce que sous l’astreinte de la nécessité la plus inflexible. N’est-ce pas ce même « moment de la liberté » que vit la poésie, où chacun doit découvrir dans son intimité la plus contingente, dans ses qualités les plus singulières, la ressource qui le rend capable d’assumer l’universalité et l’objectivité du langage ?

Mais la révolution – entendue ici bien évidemment comme l’ample et sincère soulèvement populaire contre un pouvoir oppressif et non comme un putsch ou un coup d’État, – comment concevoir qu’elle puisse ouvrir à l’individu ou à la collectivité un tel moment de la vérité, autrement dit « de la liberté », alors qu’elle les soumet à l’emprise la plus rigoureuse et souvent la plus cruelle du politique et du social ? Précisément : c’est qu’alors le politique et le social acquièrent une prégnance telle qu’ils apparaissent comme le champ d’expression et de réalisation possible des désirs et des idéaux de chacun ; c’est que, au moins dans son moment inaugural, la révolution semble promettre aux individus l’affranchissement de leur aliénation à la société et au pouvoir : la liberté, en somme, et l’authenticité, la vérité.

La liberté, pour Hannah Arendt, c’est la faculté de commencer. La révolution, pour Castoriadis, c’est l’acte premier de l’autonomie, par lequel la collectivité commence à définir elle-même ses fins et ses règles. C’est au commencement que la poésie prend, et toujours reprend, la parole – à sa source, toujours avant qu’elle ne se retrouve contenue dans les canaux de la stricte signification ; elle est le premier mouvement de la parole, quand les mots découvrent le fond des choses un peu – infiniment – au-delà de ce qu’ils disent : dans le miroitement de l’image. Ainsi ne se contente-t-elle pas de signifier, elle figure. En ce sens-là encore elle est commencement. A l’appui de son dire, elle apporte un peu – une ombre, une rumeur… – de la chose. C’est cela la musicalité du poème, cette composition d’images, de sonorités, de rythmes…, par laquelle la signification commence à recevoir les qualités sensibles du réel.

Le poème s’en tient à ce commencement, il le laisse toujours ouvert, élan soutenu, il ne précipite pas, ne pétrifie pas le sens dans la chose même, il ne tombe pas dans la folie des Académiciens de Lagado imaginés par Swift, qui prétendaient remédier à la polysémie des mots et à l’incoercible mouvement qui est le propre du sens, en remplaçant l’échange de mots par l’échange de choses.

N’est-ce pas ce mouvement incoercible du sens, ce perpétuel commencement de la parole et cet appel qu’elle adresse à notre esprit, raison et sensibilité à la fois, par sa matérialité même, qui fonde notre liberté de penser, parler, agir ? En ce sens-là, la poésie assume pleinement notre responsabilité d’ « animal politique », ainsi que nous définissait Aristote. Est-ce qu’une société qui refuse d’entendre la poésie n’est pas en train de renoncer à son aspiration à la liberté, pour s’enfermer dans la fantasme rassurant de n’être qu’un appareillage d’outils et de moyens, hommes et choses confondus ?